mardi 17 novembre 2009

VISAGE


Visage blême, circonspect, grimaçant. Visage époustouflé, alerte ou intrigué. Visage ampoulé, bluffé, ébloui, sceptique et embourbé. Visage pour le moins dérouté que celui du spectateur aguerri qui aura poussé l'effort jusqu'au surgissement, en légères surimpressions, du générique de fin sur fond de fontaine des Tuileries aux eaux pleines de quiétude. Délivrance tardive vers l'air et la lumière. Délivrance tardive et amère car, pour ce long clin d'oeil -emprunt de pureté cinématographique- à François Truffaut, c'est dans le film qu'on aurait aimé les y trouver, l'air et la lumière.

Mais si la qualité, la pertinence, ou encore la beauté d'un film ne peuvent raisonnablement pas dépendre du nombre de spectateurs qui décident, séance tenante, de voter avec leurs pieds (nombreux lors de la séance de 18h10 au MK2 Beaubourg dimanche dernier), on s'accordera pour établir qu'ils ne peuvent pas non plus dépendre du niveau de risque « d'incompréhension vaticinée » que le réalisateur décide d'assumer « à priori » (Le corollaire qui s'en suivrait n'en serait que trop grotesquement évident: un film incompréhensible serait automatiquement génial).

D'où vient donc que Visage soit catalogué comme un des plus beaux films de l'année1? Sans doute de ceci : qu'il invite, de par ses choix esthétiques et narratifs, de par son rythme et sa construction, à nous positionner dans une réflexion de cinéma.

La mienne donc, de réflexion, portera sur les correspondances entre Visage et la nouvelle vague puisque, et le film ne s'en cache pas, celui-ci se présente comme un film hommage aux cinquante ans de la nouvelle vague, et Tsaï Ming-Liang comme un fervent admirateur de l'oeuvre de François Truffaut.

Mère de toutes les mystifications cinématographiques, la nouvelle vague est régulièrement affublée des pires tares et des pires déviances ayant jamais jalonnées l'univers du septième art. Pourtant à son actif ne figurent nuls dogmes ni cahiers de charge, mais plutôt une myriade de films lumineux et inspirés réalisés par une jeune garde de cinéastes français mus par une passion intense et sincère pour le cinéma. Elle en a favorisé le renouvellement formel, esthétique, narratif, mais sans jamais réaliser ce qui ne l'avait jamais été par ailleurs ou auparavant. Originale, la nouvelle vague le fut par sa pertinence d'intuition dans son assemblage éclectique nourri d'influences diverses (néo-réalisme italien, réalisme poétique français, nouveau roman, industrie publicitaire, etc).

Aujourd'hui, alors que la nouvelle vague s'apprête à fêter ses cinquante ans, le phénomène demeure hanté par le fantôme d'un monstre bicéphale dont les têtes ne sont autres que celles de François Truffaut et de Jean-Luc Godard, et ce alors même que leurs réalités d'auteurs et de cinéastes étaient tout particulièrement à l'opposée l'une de l'autre. Et c'est pourquoi je pense qu'il faut ici un premier éclaircissement, car on ne peut à mon sens continuer d'évoquer la nouvelle vague comme un tout monolithique alors même que de profondes divergences en son sein indiquent qu'elle se constituait plutôt en mosaïque.

Donc, de deux choses l'une : Soit la nouvelle vague définit, d'un point de vue historique, le processus de renouvellement générationnel des cinéastes français (et son affranchissement consécutif aux méthodes de travail et aux modes de production traditionnels), tel que nous l'avons rapidement esquissé; soit elle définit la démarche esthétique entamée par Godard dans ses premiers films (digressions, narrativité « décalée », abondance de références et de citations littéraires, montages en jump cut, etc.) et poursuivie tout au long de sa carrière (avec plus ou moins de bonheur). Cette distinction est primordiale, car en fonction de la réponse que l'on voudra bien donner à cette question on comprendra enfin ce que certains entendent lorsqu'ils disent d'un film « qu'il fait nouvelle vague ».

Si l'on s'accorde sur l'acception historique, dire d'un film qu'il fait « nouvelle vague » n'aurait, d'un point de vue figé, pas plus de sens que de dire qu'il fait « renaissance », à moins qu'il ne s'agisse d'une adaptation historique, d'un film de cape et d'épée!

Par contre, d'un point de vue plus dynamique, et c'est ce qui est intéressant, dire d'un film qu'il fait nouvelle vague pourrait faire référence à un état d'esprit d'affranchissement des normes, ou encore au déploiement d'une grande (voire totale) liberté formelle, et il s'agirait alors, pour un film, de sa capacité à faire vivre un héritage sans s'embarrasser de ses anachronismes, l'esprit des lumières sans les perruques poudrées aristocratiques. La nouvelle vague comme état d'esprit, comme liberté d'esprit, voilà qui a du sens. Et qui n'a rien à voir avec ce que certains peuvent décider de faire avec cette liberté, motif peut-être de la deuxième acception, selon laquelle faire un film « nouvelle vague » reviendrait à faire du Godard, des films plus prétentieux, plus hermétiques, et sans doute aussi plus
élitistes.

Ainsi, dans la première acception, François Truffaut aurait toute sa place dans la nouvelle vague, ses articles légendaires faisant foi de sa ferme intention de pousser la vieille garde au vestiaire.

Dans la deuxième acception par contre, Truffaut n'aurait à son actif qu'un seul film « nouvelle vague », « tirez sur le pianiste », et Godard quant à lui, aurait réussi à en privatiser l'appellation...

Et Visage dans tout ça?

Et bien Visage dans ceci: Pourquoi Tsai Ming-Liang a-t-il choisi une si godardienne preuve de son affection à François Truffaut, lui qui en avait pourtant récuser tous les faux-semblants? Car en effet, la ligne de démarcation qui sépare ces deux cinéastes n'est pas temps la dimension formelle de leur travail qu'un certain rapport à l'authenticité. Truffaut d'ailleurs, dans se lettre-réponse à Godard, lettre qui scella définitivement leur divorce, traite celui-ci de poseur, d'imposteur et d'être, sous ses couverts de gauchiste apparent, profondément élitiste!

Tout au long de ses films (pas une seule exception!), les personnages de Truffaut sont des personnages dépouillés de toute conviction, nus de toute vérité, et cette nudité opère comme un dévoilement de la nature humaine, fébrile et évanescente.

Ainsi, la nouvelle vague de François Truffaut est un humanisme dont la manipulation du cinématographe n'a d'autre but que celui de faire affleurer une forme de vérité sur la condition humaine. Son humanisme est généreux et profondément anti-totalitaire. Antoine Doinel court derrière l'amour comme nous courons tous derrière une vérité, un réconfort, une tendresse. Et l'absolu se dresse parfois devant nous, au détour d'un hasard, avec la même promptitude que celle qu'il met à nous échapper à nouveau. Il ne serait jamais venu à l'idée de François Truffaut de nous expliquer ce qu'est l'amour où la façon dont nous devons nous aimer les uns les autres, ni d'ailleurs de faire d'Antoine Doinel un donneur de leçons. Car chez Doinel, c'est son humanité qui nous touche, et non sa dimension iconographique.

Les personnages de Godard quant à eux se positionnent plutôt comme des icônes ludiques, des prophètes ironisant sans cesse sur une nature de l'homme dont l'essence émanerait de citations, de slogans et de proverbes divers. Les maximes de Godard, ainsi que ses personnages, renferment tous quelque chose de dogmatique, comme si le cinéma consistait à organiser dans l'espace des socles et des piédestaux pour y poser des icônes et à prêcher une vérité liturgique faite de rituels et d'incantations. Pierrot le fou, je l'ai toujours trouvé plutôt présomptueux, alors que Doinel, sans surlignages superflus, est en permanence guidé et guetté par une folie bien plus réelle. Etrangement, l'éclat des films de Godard a quelque chose de totalitaire, et apprendre à ce titre que celui-ci reprocha en son temps à Jean-Pierre Léaud de jouer avec Truffaut et d'autres cinéastes « capitulards » (entendez « ayant capitulé face à la société de consommation, à la société de spectacle, au show-business ») n'a rien d'absolument étonnant, car il est sans doute un des rares cinéastes français envers qui il est permis de penser que -sous d'autres cieux, mais au nom de sa propre vérité- il n'aurait pas hésité à en envoyer plus d'un au goulag.

Le totalitarisme est le pire ennemi de l'authenticité et aujourd'hui il s'est mué en cynisme. C'est pourquoi
Visage est empreint d'ambiguïté. Non pas que son réalisateur Tsaï Ming-Liang soit un cynique. Mais plutôt parce qu'il baigne comme nous dans un univers déconfit où le récit est déchu, au même titre que nos envies, que nos rêves et que nos fantasmes. Mais s'il n'y a rien à raconter, pourquoi s'embarrasser d'une ébauche de récit alors même que l'on mène une tentative de cinéma pur étrangement parsemée de références multiples aux films de François Truffaut, et de scènes aussi incongrue qu'une fellation au détour d'un parc en pleine nuit?

Sans doute Tsaï Ming-Liang fut-il quand même inspirer de tourner dans les sous-sols du Louvre et non dans ses galeries lustrées, car cet envers du décor nous entraîne illico vers ce curieux faubourg des âmes vivantes où les êtres de chairs se refusent à une postérité de marbre. Le plus beau du film de Tsaï Ming-Liang est cette incapacité qu'a Jean-Pierre Léaud, incapacité que l'on sent viscérale, à se muer en icône désincarné. Jean-Pierre Léaud, dans Visage, c'est Truffaut perdu dans un film de Godard. Dieu merci, il se barre, et donne au film de Tsaï Ming-Liang, à travers son regard ludique et espiègle, son visage emprunt d'humanité et d'enfant terrible, ses seuls instants de grâce.